Partie 3
Ce jour-là, je m'en souviendrai toujours. C'était un mardi d'avril et il pleuvait. Quand j'eus passé mon complet,
pantalon, gilet et veston, je constatai avec plaisir qu'il ne me tiraillait pas et ne me gênait pas aux entournures comme
le font toujours les vêtements neufs. Et pourtant il tombait à la perfection.
Par habitude je ne mets rien dans la poche droite de mon veston, mes papiers je les place dans la poche
gauche. Ce qui explique pourquoi ce n'est que deux heures plus tard, au bureau, en glissant par hasard ma main dans la
poche droite, que je m'aperçus qu'il y avait un papier dedans. Peut-être la note du tailleur ?
.Non. C'était un billet de dix mille lires.
Je restai interdit. Ce n'était certes pas moi qui l'y avais mis. D'autre part il était absurde de penser à une
plaisanterie du tailleur Corticella. Encore moins à un cadeau de ma femme de ménage, la seule personne qui avait eu
l'occasion de s'approcher du complet après le tailleur. Est-ce que ce serait un billet de la Sainte-Farce[4] ? Je le
regardai à contre-jour, je le comparai à d'autres. Plus authentique que lui, c'était impossible.
L'unique explication, une distraction de Corticella. Peut-être qu'un client était venu lui verser un acompte, à ce
moment-là il n'avait pas son portefeuille et, pour ne pas laisser trainer le billet, il l'avait glissé dans mon veston pendu
à un cintre. Ce sont des choses qui peuvent arriver.
J'écrasai la sonnette pour appeler ma secrétaire. J'allais écrire un mot à Corticella et lui restituer cet argent qui
n'était pas à moi. Mais, à ce moment, et je ne saurais en expliquer la raison, je glissai de nouveau ma main dans ma
poche.
«Qu'avez-vous, monsieur ? Vous ne vous sentez pas bien ? » me demanda la secrétaire qui entrait alors.
J'avais dû pâlir comme la mort. Dans la poche mes doigts avaient rencontré les bords d'un morceau de papier qui n'y
était pas quelques instants avant.
«Non, non, ce n'est rien, dis-je, un léger vertige. Ça m'arrive parfois depuis quelque temps. Sans doute un peu de
fatigue. Vous pouvez aller, mon petit, j'avais à vous dicter une lettre mais nous le ferons plus tard. >>
autre billet de dix
Ce n'est qu'une fois la secrétaire sortie que j'osai extirper la feuille de ma poche. C'était
mille lires. Alors, je fis une troisième tentative. Et un troisième billet sortit.
Mon cœur se mit à battre la chamade. J'eus la sensation de me trouver entraîné, pour des raisons mystérieuses,
dans la ronde d'un conte de fées comme ceux que l'on raconte aux enfants et que personne ne croit vrais.
Sous le prétexte que je ne me sentais pas bien, je quittai mon bureau et rentrai à la maison. J'avais besoin de
rester seul. Heureusement la femme qui faisait mon ménage était déjà partie. Je fermai les portes, baissai les stores et
commençai à extraire les billets l'un après l'autre aussi vite que je le pouvais, de la poche qui semblait inépuisable.
Je travaillai avec une tension spasmodique [5] des nerfs dans la crainte de voir cesser d'un moment à l'autre le miracle.
J'aurais voulu continuer toute la soirée, toute la nuit jusqu'à accumuler des milliards. Mais à un certain moment les
forces me manquèrent.
Devant moi il y avait un tas impressionnant de billets de banque. L'important maintenant était de les
dissimuler, pour que personne n'en ait connaissance. Je vidai une vieille malle pleine de tapis et, dans le fond, je
déposai par liasses les billets que je comptais au fur et à mesure. Il y en avait largement pour cinquante millions.
Quand je me réveillai le lendemain matin, la femme de ménage était là, stupéfaite de me trouver tout habillé
sur mon lit. Je m'efforçai de rire, en lui expliquant que la veille au soir j'avais bu un verre de trop et que le sommeil
m'avait surpris à l'improviste.
Une nouvelle angoisse : la femme se proposait pour m'aider à enlever mon veston afin de lui donner au moin
un coup de brosse. Je répondis que je devais sortir tout de suite et que je n'avais pas le temps de me changer. Et puis
me hâtai vers un magasin de confection pour acheter un vêtement semblable au mien en tous points; je laisserai le
nouveau aux mains de ma femme de ménage ; le mien, celui qui ferait de moi en quelques jours un des hommes les
plus puissants du monde, je le cacherai en lieu sûr.
Je ne comprenais pas si je vivais un rêve, si j'étais heureux ou si au contraire je suffoquais sous le poids d'u
trop grande fatalité. En chemin, à travers mon imperméable, je palpais continuellement l'endroit de la poche magiq
Chaque fois je soupirais de soulagement. Sous l'étoffe le réconfortant froissement du papier-monnaie me répondait