A. Texte littéraire
Dans Chagrin d'école, Daniel PENNAC parle de son
et du professeur de français qu'il est devenu.
La haine et le besoin d'affection m'avaient pris tout ensemble dès mes premiers
échecs. Il s'agissait d'amadouer¹ l'ogre scolaire. Tout faire pour qu'il ne me dévore pas le
cœur. Collaborer, par exemple, au cadeau d'anniversaire de ce professeur de sixième qui,
pourtant, notait mes dictées négativement : << Moins 38, Pennacchioni2, la température est
5 de plus en plus basse ! » Me creuser la tête pour choisir ce qui ferait vraiment plaisir à ce
salaud, organiser la quête parmi les élèves et fournir moi-même le complément, vu que le
prix de l'affreuse merveille dépassait le montant de la cagnotte.
Il y avait des coffres-forts dans les maisons bourgeoises de l'époque. J'entrepris de
crocheter³ celui de mes parents pour participer au cadeau de mon tortionnaire. C'était un
10 de ces petits coffres sombres et trapus, où dorment les secrets de famille. Une clef, une
molette à chiffres, une autre à lettres. Je savais où mes parents rangeaient la clef mais il
me fallut plusieurs nuits pour trouver la combinaison. Molette, clef, porte close. Molette,
clef, porte close. Porte close. Porte close. On se dit qu'on n'y arrivera jamais. Et voilà que
soudain, déclic, la porte s'ouvre ! On en reste sidéré. Une porte ouverte sur le monde
15 secret des adultes. Secrets bien sages en l'occurrence : quelques obligations, je suppose,
des emprunts russes qui dormaient là en espérant leur résurrection, le pistolet
d'ordonnance d'un grand-oncle, dont le chargeur était plein mais dont on avait limé le
percuteur, et de l'argent aussi, pas beaucoup, quelques billets, d'où je prélevai la dîme
nécessaire au financement du cadeau.
Voler pour acheter l'affection des adultes... Ce n'était pas exactement du vol et ça
n'acheta évidemment aucune affection. Le pot aux roses fut découvert lorsque, durant
cette même année, j'offris à ma mère un de ces affreux jardins japonais qui étaient alors à
la mode et qui coûtaient les yeux de la tête.
L'événement eut trois conséquences : ma mère pleura (ce qui était rare), persuadée
25 d'avoir mis au monde un perceur de coffres (le seul domaine où son dernier-né manifestait
une indiscutable précocité), on me mit en pension, et ma vie durant je fus incapable de
faucher quoi que ce soit, même quand le vol devint culturellement à la mode chez les
jeunes gens de ma génération.
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Daniel PENNAC, Chagrin d'école, 2007