Le regard
Ils sont en face de moi, l'oeil rond, et je me vois soudain dans ce regard
. d'effroi: leur épouvante.
. .Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais
mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de
s visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourci-
lière, des pommettes saillantes, le creux d'une joue. J'aurais pu me procurer un
miroir, sans doute. On trouvait n'importe quoi au marché noir du camp, en
échange de pain, de tabac, de margarine. Même de la tendresse, à l'occasion.
Mais je ne m'intéressais pas à ces détails.
Je voyais mon corps, de plus en plus flou, sous la douche hebdomadaire.
Amaigri mais vivant : le sang circulait encore, rien à craindre. Ça suffirait, ce
corps amenuisé mais disponible, apte à une survie rêvée, bien que peu probable.
La preuve d'ailleurs, je suis là.
Ils me regardent, l'œil affolé, rempli d'horreur. [...] Ça peut surprendre,
15 intriguer, ces détails: mes cheveux ras, mes hardes disparates. Mais ils ne sont
pas surpris, ni intrigués. C'est de l'épouvante que je lis dans leurs yeux. C'est
. l'horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si leurs yeux sont un miroir,
. enfin, je dois avoir un regard de fou, dévasté.
10
Ils sont sortis de la voiture à l'instant, il y a un instant. Ont fait quelques pas
20 au soleil, dégourdissant les jambes. M'ont aperçu alors, se sont avancés.
Trois officiers, en uniforme britannique.
35
25 Je me suis vu dans leur ceil horrifié pour la première fois depuis deux ans. Ils
m'ont gâché cette première matinée, ces trois zigues¹. Je croyais en être sorti,
vivant. Revenu dans la vie, du moins. Ce n'est pas évident. À deviner mon
regard dans le miroir du leur, il ne semble pas que je sois au-delà de tant de
mort. [...]
30
Un quatrième militaire, le chauffeur, est resté près de l'automobile, une grosse
Mercédès grise qui porte encore des plaques d'immatriculation allemandes.
Ils se sont avancés vers moi. [...]
J'ai compris soudain qu'ils avaient raison de s'effrayer, ces militaires, d'éviter
mon regard. Car je n'avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l'avais pas évitée.
Je n'y avais pas échappé. Je l'avais parcourue, plutôt, d'un bout à l'autre. J'en
avais parcouru les chemins, m'y étais perdu et retrouvé, contrée immense où
ruisselle l'absence. J'étais un revenant, en somme.
Cela fait toujours peur, les revenants.
Jorge Semprun, Ecriture-ou-la-Vis-O-Editions Gallimard 1991..
Soulignez sur le texte les éléments qui permettent d'identifier l'époque et le lieu.