Sagot :
Réponse :Introduction
1Si l’on compte quelques témoignages autobiographiques d’anciens jurés (Gide, 1913 ; Mozère, 2002 ; D’Ans, 2003 ; Bridault, 2007 ; Brouillet, 2010), on ne dispose que de peu de recherches sociologiques sur ces citoyens tirés au sort et la plupart des publications en minimisent l’expérience construite et vécue. Et si l’on s’interroge sur le caractère démocratique de la cour d’assises (Lombard, 1993 ; Vernier, 2007), sur son statut politique eu égard au mythe du « peuple juge » (Sintomer, 2007 ; Rosanvallon, 2006), ou encore sur les valeurs morales intervenant dans le jugement (Gruel, 1991), les analyses restent assez générales et évasives sur le travail et les interrogations animant ces « juges d’un jour » (Latapie, 2009). De son côté, l’approche ethnographique reste largement enfermée dans la description des interactions entre jurés et magistrats sans interroger l’expérience des individus, leur manière de se socialiser à l’univers de la justice et surtout, sans penser les effets de ces interactions sur le rapport à la justice pénale (Jolivet, 2006). Cette surestimation des interactions et de la sociabilité au sein du jury populaire élude les rapports de forces avec les magistrats professionnels alors qu’ils structurent fortement les audiences et le délibéré. En s’interrogeant sur la manière dont les jurés populaires en viennent à se socialiser à la cour d’assises, à s’y confronter à des pratiques judiciaires, à des acteurs au premier rang desquels se trouvent les magistrats, et à y engager leur jugement – ils doivent se prononcer sur la culpabilité et sur la peine –, nous mettons en évidence une expérience marquée par plusieurs épreuves. Ces épreuves sont plus ou moins maîtrisées selon la position sociale et le parcours biographique de chacun, mais elles restent largement soumises au rapport de forces engageant des jurés profanes et des juges professionnels. La distinction entre le sacré et le profane a déjà fait l’objet de nombreux débats et réflexions tant philosophiques et sociologiques qu’anthropologiques (Durkheim, 1912 ; Mauss, 1950). Si la genèse de cette distinction est tout autant morale que religieuse, elle signifie que le monde social est marqué par de nombreuses oppositions où le profane manifeste un rapport dominé à autrui (on oppose le savant au profane, l’expert au profane, l’homme d’Église au profane...). Par analogie, le modèle analytique opposant experts (ou professionnels) et profanes a montré son intérêt dans des recherches traitant des rapports entre militants ou sympathisants et hommes (ou femmes) politiques. Loïc Blondiaux (2008) souligne que le profane n’a de sens qu’à l’aune du rôle qu’il exerce dans une relation sociale d’autorité. Ce point de vue présente une pertinence pour penser l’expérience des jurés d’assises, car il s’agit de s’interroger sur « ce que les dispositifs font aux “profanes” » (2008, 42). Mais soutenir que la cour d’assises oppose des profanes à des professionnels du droit implique quelques nuances, car les citoyens ne méconnaissent pas toujours les textes juridiques et les magistrats sont loin d’être des exécutants rationnels et « neutres » de la loi. Les catégories de jugement des magistrats, la manière dont ils perçoivent les crimes et les délits, les accusés, les victimes, etc. font intervenir des valeurs morales profanes (non soumises aux règles du droit). C’est ce que met en évidence Dominique Dray (1999) qui, s’appuyant sur une enquête ethnographique menée au sein d’un tribunal de grande instance, montre comment les juges sont animés par un « idéal absolu » de justice et un « idéal du juste personnel ». Les jugements rendus sont des jugements « ordinaires » faisant appel à un raisonnement profane, où le mis en cause est perçu selon des références sociales ordinaires (« pauvre type », « dangereux », « inaccompli », etc.). Les juges ne sont pas neutres comme en témoigne le militantisme de certains d’entre eux, et le fait que leur travail implique une activité d’interprétation induit des manières variées de dire le droit et d’appliquer la loi. Les juges peuvent utiliser le droit à des fins légales, partisanes ou politiques [1]
Mais ils doivent revendiquer leur impartialité ou du moins, ne pas manifester leur engagement ou opinion (rappelons que le serment des magistrats repose sur l’importance du secret à conserver, ce qui par extension suppose qu’ils soient aussi secrets sur leur opinion) (Israël, 2007). Cela leur assure une légitimité au nom de leur « indépendance » à l’égard de l’opinion et des politiques. Mais comme le souligne justement Liora Israël,
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« la revendication “d’indépendance” de la magistrature, consubstantielle de la séparation des pouvoirs, peut laisser place sous couvert d’excellence technique à des décisions de justice qui reflètent des engagements personnels ».
Explications :