Sagot :
Certains événements marquent notre vie plus que d'autres ; nous les gardons toujours en mémoire, et rien ne peut nous les faire oublier…
Mon enfance fut une enfance heureuse, malgré les difficultés financier de mes parents . Nous étions nombreux, quatre garçons et une fille, et nos parents faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour que nous ne manquions de rien, de rien d'essentiel bien entendu.
Mon père travaillait au fond d'une mine de charbon ; il avait commencé à l'âge de quatorze ans. C'est un métier rude, pénible, et surtout dangereux.
Un jour, je devais avoir dix ans, toute la ville fut réveillée en pleine nuit par le hurlement sinistre d'une sirène. Nous connaissions tous ce hurlement, tous, nous le redoutions. Rapidement, tout notre coron se retrouva dans la rue, les yeux rivés vers le chevalement dont les roues demeuraient immobiles. C'était le signe qu'un accident s'était produit au fond de la mine : un éboulement, un coup de grisou, un incendie, une inondation… Les mineurs qui n'étaient pas de service se précipitèrent les premiers vers la fosse pour participer aux secours ; les familles suivaient, en proie à la plus terrible angoisse, car tous les habitants avaient un mari, un père, un frère, un oncle, au fond, dans ces galeries qui pouvaient très vite se transformer en un piège mortel.
Ma mère, mes trois frères et moi, nous courions aussi car notre père travaillait cette nuit-là.
Sur le carreau de la fosse, la direction informait : un coup de grisou s'était produit dans une galerie située à l'étage moins six cents mètres, suivi d'un éboulement. Le nombre et l'identité des victimes n'étaient pas encore connus. Alors commença une horrible attente, dans un silence pesant. Aujourd'hui encore, je reste frappé par la dignité de ces gens que le sort éprouvait : pas de larmes, pas de cris, pas de crise d'hystérie. Mais aussi sans doute l'espoir, un espoir mêlé de crainte, qui empêchait de se laisser aller.
Quand enfin les roues se mirent à tourner, la foule s'avança vers l'arrivée des cages, mais se tint à distance pour ne pas gêner l'évacuation des blessés. Elle avait l'habitude de ces catastrophes.
« Les gueules noires » émergèrent des ascenseurs, transportant leurs camarades blessés sur des brancards, et les confièrent aussitôt aux équipes de médecins et de pompiers. La foule scrutait les visages, pour reconnaître derrière le masque de poussière, de fatigue et de douleur, les traits d'un mari, d'un père, d'un frère… Le temps s'étirait… Les ascenseurs se succédaient, livrant leur charge de vivants, de blessés et de morts…
Est-ce à ce moment-là, cette nuit-là, que je décidai que jamais je ne serais mineur, comme mon père et mon grand-père, et le père de mon grand-père ? Peut-être. De telles scènes de souffrance, de joie, de peur, de désespoir laissent un souvenir indélébile. L'horreur de ce métier de forçat me sautait aux yeux. Comment pouvait-on s'enfouir à des profondeurs de cinq cents, six cents ou sept cents mètres, ramper dans des sortes de boyaux, dans une chaleur étouffante, pour extraire du charbon, et ce pour un salaire de misère ? Certains disent que les mineurs sont fiers de leur métier. Certes, ils ont le droit de l'être, mais moi, je me sentais le devoir de rompre avec la tradition familiale, avec cet esclavage inhumain.
Mon père apparut enfin, parmi les derniers rescapés, épuisé, mais vivant ! Il avait lutté contre l'incendie, essayé de sauver des ouvriers…
Aujourd'hui, grâce à lui, je suis devenu professeur de lettres, et quand il m'arrive d'étudierGerminal, le roman de Zola qui se passe dans les mines du nord de la France, j'ai toujours un serrement de cœur car le souvenir de cette terrible nuit surgit du fond de ma mémoire…
En espérant avoir aidé .