Nous arrivons donc à poser cette règle que, pour comprendre une oeuvre d'art, un artiste, un groupe d'artistes, il
faut se représenter avec exactitude l'état général de l'esprit et des mœurs du temps auquel ils appartenaient. Là se
trouve l'explication dernière; là réside la cause primitive qui détermine le reste. Cette vérité, messieurs, est
confirmée par l'expérience; en effet, si l'on parcourt les principales époques de l'histoire de l'art, on trouve que les
arts apparaissent, puis disparaissent, en même temps que certains états de l'esprit et des mœurs auxquels ils sont
attachés. Par exemple, la tragédie grecque, celle d'Eschyle!, de Sophocle?et d'Euripide, apparaît au temps de la
victoire des Grecs sur les Perses, à l'époque héroïque des petites cités républicaines, au moment du grand effort par
lequel elles conquièrent leur indépendance et établissent leur ascendant dans l'univers civilisé ; et nous la voyons
disparaître avec cette indépendance et cette énergie quand l'abaissement des caractères et la conquête
macédonienne livrent la Grèce aux étrangers. De même l'architecture gothique se développe avec l'établissement
définitif du régime féodal dans la demi-renaissance du XIe siècle, au moment où la société, délivrée des Normands
et des brigands, commence à s'asseoir; et on la voit disparaître au moment où ce régime militaire de petits barons
indépendants avec l'ensemble des mœurs qui en dérivait se dissout vers la fin du XVe par l'avènement des
monarchies modernes. Pareillement la peinture hollandaise s'épanouît au moment glorieux où, à force d'opiniâtreté
et de courage, la Hollande achève de s'affranchir de la domination espagnole, combat l'Angleterre à armes égales,
devient le plus riche, le plus libre, le plus industrieux, le plus prospère des États européens; nous la voyons déchoir
au commencement du XVIIIe siècle quand la Hollande, tombée au second rôle, laisse le premier à l'Angleterre, se
réduit à n'être qu'une maison de banque et de commerce bien réglée, bien administrée, paisible, où l'homme peut
vivre à son aise, en bourgeois sage, exempt des grandes ambitions et des grandes émotions. Pareillement enfin la
tragédie française apparaît au moment où la monarchie régulière et noble établit, sous Louis XIV l'empire des
bienséances, la vie de cour, la belle représentation, l'élégante domesticité aristocratique, et disparaît au moment où
la société nobiliaire et les mœurs d'antichambre sont abolies par la Révolution