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Devoir 2
N'a-t-on pas remarqué que les expériences vécues se sont détachées de l'homme ? Elles
sont passées sur la scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des
expéditions scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres, qui
développent certaines formes d'expériences aux dépens des autres, comme dans une
expérimentation sociale. Dans la mesure où les expériences vécues ne se trouvent pas,
précisément, dans le travail, elles sont, tout simplement, dans l'air': qui oserait encore
prétendre, aujourd'hui, que sa colère soit vraiment la sienne, quand tant de gens se
mêlent de lui en parler et de s'y retrouver mieux que lui-même ? Il s'est constitué un
monde de qualités sans homme, d'expériences vécues sans personne pour les vivre; on
en viendrait presque à penser que l'homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir
disposer d'une expérience privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle
se dissoudra dans l'algèbre des significations possibles. Il est probable que la
désagrégation de la conception anthropomorphique qui, pendant si longtemps, fit de
l'homme le centre de l'univers, mais est en passe de disparaître depuis plusieurs siècles
déjà, atteint enfin le Moi lui-même; la plupart des hommes commencent à tenir pour
naïveté l'idée que l'essentiel, dans une expérience, soit de la faire soi-même, et dans un
acte, d'en être l'acteur.
Robert Musil, L'Homme sans qualités, 1930.
Question de réflexion : L'expérience partagée est-elle forcément la fin de
l'expérience personnelle ?

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