Agé de cinq ou six ans, je fus victime d’une agression. Je veux dire que je subis dans la gorge une opération qui consista à m’enlever des végétations ; l’intervention eut lieu d’une manière très brutale, sans que je fusse anesthésié. Mes parents avaient d’abord commis la faute de m’emmener chez le chirurgien sans me dire où ils me conduisaient. Si mes souvenirs sont justes, je n’imaginais que nous allions au cirque ; j’étais donc très loin de prévoir le tour sinistre que me réservaient le vieux médecin de la famille, qui assistait le chirurgien, et ce dernier lui-même. Cela se déroula, point pour point, ainsi qu’un coup monté et j’eus le sentiment qu’on m’avait attiré dans un abominable guet-apens. Voici comment les choses se passèrent : laissant mes parents dans le salon d’attente, le vieux médecin m’amena jusqu’au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe noire et blouse blanche (telle est, du moins, l’image d’ogre que j’en ai gardée) ; j’aperçus des instruments tranchants et, sans doute, eus-je l’air effrayé car, me prenant sur ses genoux, le vieux médecin dit pour me rassurer : « Viens, mon petit coco ! On va jouer à faire la cuisine. »
A partir de ce moment, je me souviens de rien, sinon de l’attaque soudaine du chirurgien qui plongea un outil dans ma gorge, de la douleur que je ressentis et du cri de bête qu’on éventre que je poussai. Ma mère, qui m’entendit d’à côté, fut effarée.
Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d’enfance. Non seulement je ne comprenais pas que l’on m’eût fait si mal, mais j’avis la notion de duperie, d’un piège, d’une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m’avaient amadoué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression. Tout ma représentation de la vie en est restée marquée : le monde, plein de chausses-trapes, n’est qu’une vaste prison ou salle de chirurgie ; je ne suis sur Terre que pour devenir chair à médecins, chair à canons, chair à cercueil ; comme la promesse fallacieuse de m’emmener au cirque ou de jouer à faire la cuisine, tout ce qui peut m’arriver d’agréable en attendant n’est qu’un leurre, une façon de me dorer la pilule pour me conduire plus surement à l’abattoir, où, tôt ou tard, je dois être mené.
Michel Leiris, L’âge d’homme, 1939

Questions
1/ Quel est le statut du narrateur et quel est le point de vue adopté ?

2/ Pourquoi parle-t-on de récit autobiographique ?

3/ Relevez 5 mots appartenant au champ lexical de la violence

4/Comment l’attitude des parents est-elle caractérisée ? Citez des expressions du texte et commentez-les.
5/ Quelle leçon le narrateur tire-t-il de son expérience ?

6/ Vous semble-t-il optimiste ou pessimiste ?

7/ A quel type de personnage le chirurgien vous fait-il penser ?
8/ Le mot « fallacieuse » vient du matin fallaciosus. Donnez deux mots de la même famille et préciser leur signification.

9/ Quel défaut est dénoncé à travers l’usage de ce terme ?


Sagot :

Bonsoir,

Réponse :

1. Le narrateur est le personnage principal, le point de vue adopté est interne.

2. On parle de récit autobiographique car la narration est à la première personne du singulier  "je", il y évoque des souvenirs.

3. mots appartenant au champ lexical de la violence :

- victime

- agression

- brutale

- attaque

- douleur

- éventrer

- douleur

- agression

4. Les parents l'ont trahi, menti.

"j'avais la notion d'une duperie, d'un piège, d'une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m'avaient amadoué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression".

5. Il va rester méfiant de tout ce qui pourrait être éventuellement de bons moments par crainte d'être berner comme il l'a été par ses parents.

6. Il me semble plutôt pessimiste, mais en même temps il faut le comprendre, les parents n'ont pas à mentir aux enfants, cette opération le concernait et ils auraient du lui expliquer.

7. Le chirurgien me fait penser à un ogre.

8. Deux mots de la même famille que "fallacieuse" :

- fallacieusement : de manière illusoire

- fallacieux : mensonger

9. Le mensonge