Sagot :
Parler du temps, de ou chez Benjamin Franklin, peut paraître sans objet. Ce pourrait être aussi bien embrasser sa vie, ses contemporains, la société qui l'abrita, que son imaginaire, sa réflexion, sa volonté, ou encore son action sur lui-même et sur l'espace qui l'entourait. Et pourtant, ce concept de « temps » peut se révéler l'un des meilleurs outils pour percer l'énigme de ce personnage exceptionnel, mais si complexe que fut Franklin.
Mais le temps : quel mot banal ! Quel objet, quel concept est-il plus commun aux hommes, à la vie même, jusque - et y compris - à la pensée de la mort ? Quelle expérience est-elle plus quotidienne, plus variée, plus remplie de toute la gamme des sentiments, des émotions qui sont le lot de tous les êtres animés ? Quel mot est-il plus polysémique, plus présent dans toutes disciplines, plus porteur d'heuristique ? Dans la langue française, combinant les deux sens de l'anglais « time » et « weather », le mot « temps » évoque, dans la question « quel temps fait-il? », les phénomènes naturels les plus prosaïques.
Le temps est la dimension qui, plus encore que l'espace, commande tout ce qui concerne l'individu et la société : c'est un facteur abstrait, qui peut s'inscrire dans l'en-deçà et dans l'au-delà, à la fois pragmatique, immanent et métaphysique ou transcendant. En Occident, le temps est au fondement des cultures nées des héritages antique, biblique et helléniste, romain et impérial, féodal et chrétien. Sa conception s'est modelée successivement sur une vision du monde providentialiste, et sur la sécularisation rationnelle, dite « éclairée » des cultures, promue par les philosophes européens des Lumières et leurs correspondants des Amériques. Le concept de temps est présent, en effet, dans l'interrogation de tous les philosophes européens du XVIe au XVIIIe siècle. Jusqu'alors, il s'agissait de « faire la part du temps », c'est-à-dire, comme l'écrit Guillaume Pigeart de Gurbert, de« faire le départ entre ce qui participe du temps et de ce qui n'en fait pas partie » (Pigeard de Guibert, Tunstall et Salem). « La véritable découverte du siècle des Lumières est qu'il n'est plus possible de faire la part du temps », écrit encore cet auteur. Et il conclut : « Le temps des Lumières n'est plus un concept auquel on puisse assigner une place déterminée, c'est l'élément même dans lequel baigne le tout de l'être ».
Ajoutons que, des deux dimensions que nous prêtons à l'univers - le temps et l'espace -, le temps est la plus insaisissable ; c'est celle dont on dit avec justesse qu'elle nous gouverne, celle sur laquelle nous imprimons le moins notre marque. Et pourtant, Benjamin Franklin se voulut maître du temps dont il fit l'instrument de sa volonté, de son ascension, de son bonheur ainsi que du progrès de l'humanité tout entière, comme le voulait l'esprit des Lumières dans lesquelles il baigna. Cette universalité même du concept rend la tâche difficile lorsqu'on se prépare à examiner les modalités du « temps » telles qu'elles s'expriment en particulier chez Benjamin Franklin. Les occurrences du mot « temps » dans ses écrits sont innombrables. Car le « temps » est, pour lui, un sujet des plus importants, tant sur la longue durée que dans la quotidienneté. Nous verrons qu'il perçoit le temps à la fois comme une opportunité pour l'individu d'exercer sa libre volonté dans la conduite de sa propre vie et comme un élément qui gouverne l'univers.