Sagot :
Bonjour
Comment concilier le droit à la vérité de chacun et le souci de ne pas faire souffrir celui à qui cette vérité s'adresse ? En considérant qu'entre les deux, il existe une position médiane: mentir provisoirement en attendant le moment propice pour dire ce que l'on avait à dire. Car enfin, la vérité n'est pas "enfermée dans la brutalité d'un énoncé" (Ricot)
On peut la révéler par pallier, dans une "lente et précautionneuse progression" (Ricot). On sauve ainsi le droit à la vérité et, pour reprendre une formule de J Ricot, on refuse à celui qui a une mauvaise nouvelle à annoncer "un droit de violence", c'est-à-dire le droit de dire la vérité sans précaution. Jusque-là, nous avons condamné le mensonge au nom d'un droit fondamental accordé à l'individu. Mais cette condamnation tient-elle toujours si on l'évalue du point de vue de son utilité sociale ?
Oui, car une société qui est basée sur des échanges et des contrats, s'auto-détruirait si le mensonge n’y était pas rejeté et condamné. Aucune économie ne verrait le jour s’il était habituel de ne pas respecter les contrats passés. Aucun échange intellectuel, aucune éducation non plus, sans une confiance mutuelle à laquelle on puisse adhérer. C'est pourquoi tout doit être fait, dans la République, pour décourager la non-exécution des conventions. Il s'agit d'instaurer les conditions pour que le statut de la parole prononcée, de l'engagement pris, du savoir délivré acquiert une valeur aux yeux du plus grand nombre. Le contraire impliquerait une méfiance et une défiance de tous à l'égard de tous et nous entraînerait dans un état de nature invivable. Mais dans le même temps, et paradoxalement, être toujours sincère semble mettre en danger l'harmonie sociale.
Dès lors, si on comprend qu'il est moral de louer l'honnêteté et de condamner le mensonge, on comprend aussi qu'on puisse préconiser ce dernier s'il met en péril la cohésion sociale. Force est de reconnaître qu'un devoir coupé de son contexte et respecté aveuglément peut conduire au pire. C'est pourquoi il est bon que l'on s'interdise de rappeler à l'ami une faute ancienne, ou que l'on s'oblige à mentir à un criminel qui nous demande où se trouve l'homme qu'il poursuit. Mais ici, on veillera à ne pratiquer qu'un mensonge nécessaire. Il n'est donc pas recommandé de toujours mentir en faisant, par exemple, de toutes relations sociales une comédie permanente. Il faut que l'on puisse continuer de croire qu'au-delà des codes et des règles de savoir-vivre, il y a une place pour les amitiés sincères.
Toutefois, une règle morale qui tolère autant d'exceptions a-t-elle encore une valeur ? Ne l'avons-nous pas tant affaiblie qu'à son sujet chacun pourra décréter, selon sa fantaisie, qu'il peut tantôt la respecter, tantôt y déroger au nom d'une cause jugée par lui légitime ? C'est un risque dont il faut tenir compte et dont Kant rappelle, dans sa célèbre controverse avec Benjamin Constant, toute la portée. En effet, c'est la source même du droit qui se trouve ici disqualifiée !
Aucune société humaine basée sur les contrats, rappelle Kant, ne peut exister si aucune valeur ne peut plus être accordée à la parole donnée. Et si je crois m'en sortir en arguant que mon mensonge profite à tel individu, j'oublie peut-être trop facilement qu'il nuit en réalité à toute l'humanité, puisque je contribue à détruire ce par quoi, seulement, une entente entre les hommes peut exister. Aussi, s'interdire de mentir, dit Kant, est "un commandement de la raison qui est sacré, absolument impératif" qui ne souffre aucune exception. Nous voilà bien avancés! Et il semble bien que notre réflexion, en définitive, nous ait conduit à une aporie.
Pour conclure, nous dirons que l’honnêteté est une vertu et que respecter le règle qui interdit de mentir crée un climat social de confiance qui sert, finalement, l’intérêt de chacun. Nous tolérerons cependant des exceptions lorsque le mensonge est au service d’un intérêt légitime. Mais nous serons vigilants car, reprenant la mise en garde de J S Mill : "Pour que l'exception ne soit pas élargie plus qu'il n'en est besoin et affaiblisse le moins possible la confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître et, si possible, en marquer les limites". C'est peut-être une réponse que nous pourrions faire à Kant: trouver le moyen de sauver la règle qui condamne le mensonge en fixant clairement les limites dans lesquelles on pourra s'y soustraire. Il faudrait pour cela définir à quelles conditions un homme peut revendiquer un droit de savoir et par suite, l'interdiction qu'on lui mente.