TEXTE D - Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927.

[Le Temps Retrouvé est le dernier tome d'À la recherche du temps perdu, vaste fresque dans laquelle l'auteur transpose l'expérience de sa vie. Retiré du monde depuis plusieurs années, le narrateur se rend à une soirée mondaine lors de laquelle il croise d'anciennes connaissances « métamorphosées » par la vieillesse.]

Le vieux duc de Guermantes ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées avec elle1. Mais aujourd'hui, il vint un instant pour la voir, malgré l'ennui de rencontrer sa femme. Je ne l'avais pas aperçu et je ne l'eusse sans doute pas reconnu, si on ne me l'avait clairement désigné. Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de la mort qui la circonvenaient2, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j'avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques3 trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, à l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.

1. II s'agit d'Odette, sa maîtresse.
2. circonvenir : agir sur quelqu'un avec ruse, pour parvenir à ses fins.
3. têtes antiques : sculptures de la tête.


3. Invention
Le narrateur du Temps retrouvé croise une femme qu'il a aimée dans sa jeunesse et pour laquelle il conserve une vive affection. Il perçoit, sous ses traits vieillissants, les traces de sa beauté d'autrefois. En vous inspirant de l'extrait proposé (texte D), vous imaginerez la description qu'il pourrait en faire.



Sagot :

Cette femme que j'ai croisée, comme elle avait changé!

Ce n'était plus la figure lisse, à la peau rayonnante et  au sourire éternel, non. Elle avait bien vieilli.

Ses yeux noisettes qui scintillaient autrefois avaient désormais perdus tout éclat, se posant ça et là, sans but précis. Sa peau, si douce, ressemblait désormais à celle d'un éléphant, brunie, ridée, sans qu'aucun endroit de son visage ou de son cou ne soit épargné. Ses sourcils et ses cils s'étaient faits moins épais, moins noirs, et elle avait perdu l'expression décidée qui imposait le respect. Ses cheveux, qui étaient une cascade blonde, se diposaient en un chignon gris blancs bien petit, ridicule sur sa nuque. Elle était plus petite,plus voûtée, mais un je-ne-sais quoi dans sa posture semblait démontrer qu'elle était toujours là, et qu'elle était décidée à ne pas mourir, malgré son apparence si souffreteuse. Quelque chose qui saisissait, et la caractérisait: indéfinissable,et envoûtant, malgré son grand âge.