L.F. Céline, Voyage au bout de la nuit, « Le Théâtre aux Armées » (1932)
Branledore mon voisin d'hôpital, le sergent, jouissait, je l'ai raconté, d'une persistante popularité parmi les
infirmières, il était recouvert de pansements et ruisselait d'optimisme. Tout le monde à l'hôpital l'enviait et copiait ses
manières. Devenus présentables et pas dégoûtants du tout moralement nous nous mîmes à notre tour à recevoir les
visites de gens bien placés dans le monde et haut situés dans l'administration parisienne. On se le répéta dans les salons,
que le centre neuro-médical du professeur Bestombes devenait le véritable lieu de l'intense ferveur patriotique, le foyer,
pour ainsi dire. Nous eûmes désormais à nos jours non seulement des évêques, mais une duchesse italienne, un grand
munitionnaire, et bientôt l'Opéra lui-même et les pensionnaires du Théâtre-Français. On venait nous admirer sur place.
Une belle subventionnée de la Comédie qui récitait les vers comme pas une revint même à mon chevet pour m'en
déclamer de particulièrement héroïques. Sa rousse et perverse chevelure (la peau allant avec) était parcourue pendant ce
temps-là d'ondes étonnantes qui m'arrivaient droit par vibrations jusqu'au périnée. Comme elle m'interrogeait cette
divine sur mes actions de guerre, je lui donnai tant de détails et des si excités et des si poignants, qu'elle ne me quitta
désormais plus des yeux. Émue durablement, elle manda licence de faire frapper en vers, par un poète de ses
admirateurs, les plus intenses passages de mes récits. J'y consentis d'emblée. Le professeur Bestombes, mis au courant
de ce projet, s'y déclara particulièrement favorable.
Il donna même une interview à cette occasion et le même jour aux envoyés d'un grand Illustré national » qui
nous photographia tous ensemble sur le perron de hôpital aux côtés de la belle sociétaire. « C'est le plus haut devoir des
poètes, pendant les heures tragiques que nous traversons, déclara le professeur Bestombes, qui n'en ratait pas une, de
nous redonner le goût de l'Épopée ! Les temps ne sont plus aux petites combinaisons mesquines ! Sus aux littératures
racornies ! Une âme nouvelle nous est éclose au milieu du grand et noble fracas des batailles ! L'essor du grand
renouveau patriotique l'exige désormais ! Les hautes cimes promises à notre Gloire !... Nous exigeons le souffle
grandiose du poème épique !... Pour ma part, je déclare admirable que dans cet hôpital que je dirige, il vienne à se
former sous nos yeux, inoubliablement, une de ces sublimes collaborations créatrices entre le Poète et l'un de nos
héros ! » Branledore, mon compagnon de chambre, dont l'imagination avait un peu de retard sur la mienne dans la
circonstance et qui ne figurait pas non plus sur la photo en conçut une vive et tenace jalousie. Il se mit dès lors à me
disputer sauvagement la palme de l'héroïsme. Il inventait de nouvelles histoires, il se surpassait, on ne pouvait plus
l'arrêter, ses exploits tenaient du délire.
Il m'était difficile de trouver plus fort, d'ajouter quelque chose encore à de telles outrances, et cependant
personne à l'hôpital ne se résignait, c'était à qui parmi nous, saisi d'émulation, inventerait à qui mieux mieux d'autres <<
belles pages guerrières » où figurer sublimement. Nous vivions un grand roman de geste, dans la peau de personnages
fantastiques, au fond desquels, dérisoires, nous tremblions de tout le contenu de nos viandes et de nos âmes. On en
aurait bavé si on nous avait surpris au vrai. La guerre était mûre.
Notre grand Bestombes recevait encore les visites de nombreux notables étrangers, messieurs scientifiques,
neutres, sceptiques et curieux. Les Inspecteurs généraux du Ministère passaient sabrés et pimpants à travers nos salles,
leur vie militaire prolongée à ceux-là, rajeunis donc c'est-à-dire, et gonflés d'indemnités nouvelles. Aussi n'étaient-ils
point chiches de distinctions et d'éloges les inspecteurs. Tout allait bien. Bestombes et ses blessés superbes devinrent
l'honneur du service de Santé.
Ma belle protectrice du « Français » revint elle-même bientôt une fois encore pour me rendre visite, en
particulier, cependant que son poète familier achevait, rimé, le récit de mes exploits. Ce jeune homme, je le rencontrai
finalement, pâle, anxieux, quelque part au détour d'un couloir. La fragilité des fibres de son cœur, me confia-t-il, de
l'avis même des médecins, tenait du miracle. Aussi le retenaient-ils, ces médecins soucieux des êtres fragiles, loin des
armées. En compensation, il avait entrepris, ce petit barde, au péril de sa santé même et de toutes ses suprêmes forces
spirituelles, de forger, pour nous, l'«< Airain Moral de notre Victoire ». Un bel outil par conséquent, en vers inoubliables,
bien entendu, comme tout le reste.
Qui se sert de la parole dans cet extrait ? Pourquoi ? Utilisez les termes "pouvoir",
"autorité" et "légitimité "pour répondre à cette question en utilisant des références précises
au texte de Céline.