''SÉQUENCE 3-Séance 9: Vie et mort dans le camp Le quotidien des prisonnières est fait de travaux éreintants et inutiles, de violences et d'humiliations. Néanmoins, une forme de solidarité s'engage entre certaines femmes, dont une kapo qui prend Simone Veil sous son aile.'' Un matin, alors que nous sortions du camp pour aller au travail, la chef du camp, Stenia, ancienne prostituée, terriblement dure avec les autres déportées, m'a sortie du rang : « Tu es vraiment trop jolie pour mourir ici. Je vais faire quelque chose pour toi, en t'envoyant ailleurs. » Je lui ai répondu : << Oui, mais j'ai une mère et une sœur. Je ne peux pas accepter d'aller ailleurs si elles ne viennent pas avec moi. » À ma grande surprise, elle a acquiescé: « D'accord, elles viendront avec toi. »> Tous les gens auxquels j'ai par la suite raconté cet épisode sont restés stupéfaits. Il s'est pourtant déroulé ainsi. Fait incroyable, cette femme, que je n'ai par la suite croisée que deux ou trois fois dans le camp, ne m'a jamais rien demandé en échange. Tout s'est donc passé comme si ma jeunesse et le désir de vivre qui m'habitaient m'avaient protégée ; ce qui en moi semblait encore appartenir à un autre monde m'avait sortie du lot par l'intermédiaire de cette Polonaise brutale devenue, par je ne sais quelle chance, une bonne fée pour ma mère, ma sœur et moi-même. En effet, elle tint sa promesse. Quelques jours plus tard, nous avons été toutes les trois transférées dans un commando moins dur que les autres, à Bobrek', où l'on travaillait pour Siemens. Avant notre départ, nous avons subi une visite médicale. Sans l'insistance de Stenia, le docteur Mengele, déjà bien identifié dans le camp comme criminel, aurait écarté Maman dont la santé avait déjà décliné. Nous sommes restées à Bobrek à quatre ou cinq kilomètres de Birkenau de juillet 1944 à janvier 1945. Un mois avant la libération de leur camp, la mère de Simone Veil succombe du typhus². Maman était déjà très affaiblie par la détention, le travail pénible, le voyage épuisant à travers la Pologne, la Tchécoslovaquie et l'Allemagne. Elle n'a pas tardé à attraper le typhus. Elle s'est battue avec le courage et l'abnégation³ dont elle était capable. Elle conservait la même lucidité sur les choses, le même jugement sur les êtres, la même stupeur face à ce que des hommes étaient capables de faire endurer à d'autres hommes. En dépit de l'attention que Milou et moi lui prêtions, malgré le peu de nourriture que je parvenais à voler pour la soutenir, son état s'est rapidement détérioré. Sans médicaments ni médecins, nous étions incapables de la soigner. Jour après jour, nous la voyions décliner. Assister avec impuissance à la fin lente mais certaine de celle que nous chérissions plus que tout au monde nous était insoutenable. Elle est morte le 15 mars, alors que je travaillais à la cuisine. Lorsque Milou m'a informée à mon retour, le soir, je lui ai dit : « C'est le typhus qui l'a tuée, mais tout en elle était épuisé. >> Aujourd'hui encore, plus de soixante ans après, je me rends compte que je n'ai jamais pu me résigner à sa disparition. D'une certaine façon, je ne l'ai pas acceptée. Chaque jour, Maman se tient près de moi, et je sais que ce que j'ai pu accomplir dans ma vie l'a été grâce à elle. C'est elle qui m'a animée et donné la volonté d'agir. Sans doute n'ai-je pas la même indulgence qu'elle. Sur bien des points, elle me jugerait avec une certaine sévérité. Elle me trouverait peu conciliante, pas toujours assez douce avec les autres, et elle n'aurait pas tort. Pour toutes ces raisons, elle demeure mon modèle, car elle a toujours su affirmer des convictions très fortes tout en faisant preuve de modération, une sagesse dont je sais que je ne suis pas toujours capable. '' Simone Veil, Une jeunesse au temps de la Shoah, chapitre III : « L'enfer », 2007.''