Sur ce dessin, le « Bonheur des Dames » semble écraser la ville et le paysage alentour. Dans les sept dernières lignes du texte, recopie trois expressions qui traduisent ce phénomène de rapetissement.


La rue du 10-Décembre, toute neuve, avec ses maisons d’une blancheur de craie et les derniers échafaudages des quelques bâtisses attardées, s’allongeait sous un limpide soleil de février ; un flot de voitures passait, d’un large train de conquête, au milieu de cette trouée de lumière qui coupait l’ombre humide du vieux quartier Saint-Roch ; et, entre la rue de la
Michodière et la rue de Choiseul, il y avait une émeute, l’écrasement d’une foule chauffée par un mois de réclame, les yeux en l’air, bayant1 devant la façade monumentale du Bonheur des Dames, dont l’inauguration avait lieu ce lundi-là, à l’occasion de la grande exposition de blanc [...]
Vers deux heures, un piquet d’ordre dut faire circuler la foule et veiller au stationnement 10 des voitures. Le palais était construit, le temple élevé à la folie dépensière de la mode. Il dominait, il couvrait un quartier de son ombre. Déjà, la plaie, laissée à son flanc par la démolition de la masure de Bourras, se trouvait si bien cicatrisée, qu’on aurait vainement cherché la place de cette verrue ancienne ; les quatre façades filaient le long des quatre rues, sans une lacune, dans leur isolement superbe. Sur l’autre trottoir, depuis l’entrée de Baudu 15 dans une maison de retraite, le Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsi qu’une tombe, derrière les volets qu’on n’enlevait plus ; peu à peu, les roues des fiacres les éclaboussaient, des affiches les noyaient, les collaient ensemble, flot montant de la publicité, qui semblait la dernière
pelletée de terre jetée sur le vieux commerce ; et, au milieu de cette devanture4 morte, salie
NOTES :
1. bayant : regardant bouche bée.
2. blanc : linge de maison (draps, serviettes de toilette, etc.)
3. fiacres : voitures à quatre roues tirées par un cheval et conduites par un cocher. 4. devanture : façade du magasin.


des crachats de la rue, bariolée5 des guenilles6 du vacarme parisien, s’étalait, comme un drapeau planté sur un empire conquis, une immense affiche jaune, toute fraîche, annonçant en lettres de deux pieds la grande mise en vente du Bonheur des Dames. On eût dit que le colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le quartier noir, où il était né modestement, et qu’il avait plus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que le montrait la gravure des réclames, il s’était engraissé, pareil à l’ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages. D’abord, au premier plan de cette gravure, la rue du 10-Décembre, les rues de la Michodière et Monsigny, emplies de petites figures noires, s’élargissaient démesurément, comme pour donner passage à la clientèle du monde entier. Puis, c’était les bâtiments eux-mêmes, d’une immensité exagérée, vus à vol d’oiseau avec leurs corps de toitures qui dessinaient les galeries couvertes, leurs cours vitrées où l’on devinait les halls, tout l’infini de ce lac de verre et de zinc luisant au soleil. Au-delà, Paris s’étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par le monstre : les maisons, d’une humilité8 de chaumières dans le voisinage, s’éparpillaient ensuite en une poussière de cheminées indistinctes ; les monuments semblaient fondre, à gauche deux traits pour Notre-Dame, à droite un accent circonflexe pour les Invalides, au fond le Panthéon11, honteux et perdu, moins gros qu’une lentille. L’horizon tombait en poudre, n’était plus qu’un cadre dédaigné, jusqu’aux hauteurs
de Châtillon, jusqu’à la vaste campagne, dont les lointains noyés indiquaient l’esclavage.
Au Bonheur des Dames (1883), Émile Zola, chapitre XIV