Notre siècle est marqué par le dépérissement des anciennes solidarités de personne à personne, et le développement des nouvelles solidarités d'administration à catégories sociales. Le dépérissement du reseau de solidarité et d'entraide que constituait la grande famille verticalement (des aieuls aux petits enfants) et horizontalement (liant les collatéraux jusqu'aux grands oncles et petits cousins) vient évidemment du dépérissement de cette grande famille. De même les solidarités de village disparaissent avec la disparition du monde paysan et la généralisation du mode de vie urbain et suburbain. Les entr'aides de voisinage et les liens de quartier urbains s'atrophient dans les grands immeubles et les grands ensembles. La petite famille, dite nucléaire, à ce titre noyau de solidarité, éclate de plus en plus souvent et désintégre du coup ses forces intimes de cohésion. Au début du siècle pourtant, les partis et syndicats ouvriers avaient tissé des reseaux de solidarité pour soutenir et aider les familles de travailleurs, non seulement en cas de grève, mais aussi dans les difficultés de la vie quotidienne. En France toutefois l'ampleur de cette solidarité avait été moindre que dans les social-démocraties de l'Europe continentale ou nordique. De toutes façons, l'étiolement du syndicalisme a conduit egalement à l'étiolement des solidarités ouvrières. Toutefois, l'action historique du socialisme et des partis de gauche en Europe comme en France avait finalement réussi à implanter un Etat assistentiel. La sécurité sociale, la prise en charge des maladies, l'assistance chomage, des mesures fiscales spécifiques, puis récemment le RMI ont créé un imposant systême administratif de solidarité Nous sommes donc arrivés à la situation suivante: -d'un coté il y a une formidable machine vouée à la solidarité sociale, mais elle est de caractètre administratif, elle s'applique à des catégories sociales ou professionnelles, selon des critères quantitatifs et des règles impersonnelles: la machine subit des processus de bureaucratisation qui aggravent le caractère dépersonnalisé, désingularisé, et souvent tardif, des solidarités administratives. -d'un autre coté, , les individus sont atomisés au sein de la civilisation urbaine; ils subissent difficultés et souffrances qui ne trouvent pas de remède dans les solidarités bureaucratiques. Les administrations n'ont aucun instrument qui connaisse la solitude, le malheur, le désespoir des individus. De plus elles n'apportent pas de protection personnelle aux êtres faibles et démunis, notemment petits vieux et petites vieilles qui courent des dangers nouveaux d'agressions dans la rue ou à domicile; enfin l'angoisse croit dans les quartiers à risques non seulement à cause du danger, mais aussi à cause de l'absence de solidarité. C'est l'atomisation individuelle qui empeche la solidarité de se manifester au moment où elle devient vitale. Ainsi, quand deux à trois energumènes molestent une jeune fille dans le métro, les voyageurs se sentent individus isolés et non membres d'un groupement; ils sont paralysés, ignorant la force qu'ils représentent ensemble, alors que dans d'autres conditions historiques ou sociologiques ils auraient réagi spontanement en bloc.​