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Mémoires d'Hadrien (1951), de Marguerite Yourcenar (1903-1987)
Dans les Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar met son érudition au service d'une reconstitution
précise de la vie de l'empereur Hadrien (mort en 138), sous la forme d'une longue lettre. Dans celle-ci,
l'empereur s'adresse à Marc-Aurèle, son petit-fils adoptif de 17 ans. Au gré de cette lettre, l'empereur, qui
vient d'apprendre qu'il va mourir prochainement, fait le bilan de sa vie, du pouvoir qu'il a exercé, de ses
amours, pour en dégager une philosophie de l'existence. La réflexion et l'introspection l'amènent à
s'interroger sur qui il est.
Je me propose maintenant davantage : j'ai formé le projet de te raconter ma vie.
[] Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer l'existence humaine : l'étude
de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes; l'observation des
hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu'ils en
ont; les livres, avec leurs erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes. J'ai lu à peu
près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos conteurs ont écrit, bien que ces derniers soient
réputés frivoles, et je leur dois peut-être plus d'informations que je n'en ai recueilli dans les situations les
plus variées de ma propre vie. [...] Mais ceux-ci mentent, et même les plus sincères.
L'observation directe des hommes est une méthode moins complète encore, bornée le plus souvent aux
constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine. [...]
Quant à l'observation de moi-même, je m'y oblige, ne fût-ce que pour entrer en composition avec cet
individu auprès de qui je serai jusqu'au bout forcé de vivre, mais une familiarité de près de soixante ans
comporte encore bien des chances d'erreur. Au plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure,
intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle est aussi glacée que les
théories que je puis élaborer sur les nombres : J'emploie ce que j'ai d'intelligence à voir de loin et de plus
haut ma vie, qui devient alors la vie d'un autre. Mais ces deux procédés de connaissances sont difficiles, et
demandent, l'un une descente en soi, l'autre une sortie hors de soi-même. Par inertie, je tends comme
tout le monde à leur substituer des moyens de pure routine, une idée de ma vie partiellement modifiée
par l'image que le public s'en forme, des jugements tout faits, c'est-à-dire mal faits, comme un patron tout
préparé auquel un tailleur maladroit adapte laborieusement l'étoffe qui est à nous. Équipement de valeur
inégale; outils plus ou moins émoussés ; mais je n'en ai pas d'autres : c'est avec eux que je me façonne
tant bien que mal une idée de ma destinée d'homme.
Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L'existence des héros, celle qu'on nous
raconte, est simple : elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer
leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une
récrimination; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a
des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c'est ce que je n'ai pas été, peut-être, qui la définit
avec plus de justesse [...].
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagnes, de matériaux divers
entassés pêle-mêle. [...] Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d'une personne,
mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances; ses traits se brouillent
comme une image reflétée sur l'eau.
SUJET D'ESSAI LITTERAIRE:
Peut-on être à la fois peintre et modèle ? Autrement dit, est-il possible de donner de soi-même une
image vraie à travers une ceuvre autobiographique ?