Comment les femmes auraient-elles jamais eu du génie alors que toute possibilité d'accomplir une œuvre
géniale ou même une oeuvre tout court leur était refusée ? La vieille Europe a naguère accablé de son mépris
les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains : « Laissez-nous exister avant de nous
demander de justifier notre existence », répondit en substance Jefferson. Les Noirs font les mêmes réponses
aux racistes qui leur reprochent de n'avoir produit ni un Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne
peut non plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train
de naître ; quand elle se sera conquise, peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes
seront ! Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme jusqu'ici
abominable lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l'inconnu ! Ses mondes
d'idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses,
nous les prendrons, nous les comprendrons ». Il n'est pas sûr que ces « mondes d'idées » soient différents
de ceux des hommes puisque c'est en s'assimilant à eux qu'elle s'affranchira; pour savoir dans quelle mesure
elle demeurera singulière, dans quelle mesure ces singularités garderont de l'importance, il faudrait se
hasarder à des anticipations bien hardies. Ce qui est certain, c'est que jusqu'ici les possibilités de la femme
ont été étouffées et perdues pour l'humanité et qu'il est grand temps dans son intérêt et dans celui de tous
qu'on lui laisse enfin courir toutes ses chances.
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949.