3ème-Séquence I - Texte N° 5
Un mois, trois mois que nous sommes mariés nous retournons à la fac, je donne des cours
de latin. Le soir descend plus tôt, on travaille ensemble dans la grande salle. Comme nous
sommes sérieux et fragiles, l'image attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel. Qui
pourrait encore m'attendrir si je me laissais faire, si je ne voulais pas chercher comment on
5 s'enlise, doucettement. En y consentant lâchement. D'accord je travaille La Bruyère ou Verlaine
dans la même pièce que lui, à deux mètres l'un de l'autre. La cocotte-minute, cadeau de
mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du compte-
minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L'un des deux se lève, arrête la flamme sous la
cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses
bouquins en se demandant où il en était resté. Moi. Elle avait démarré, la différence.
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Par la dînette. Le restau universitaire fermait l'été. Midi et soir, je suis seule devant les
casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les escalopes panées, la
mousse au chocolat, de l'extra, pas du courant. Aucun passé d'aide-culinaire dans les jupes de
maman ni l'un ni l'autre. Pourquoi de nous deux suis-je la seule à devoir tâtonner, combien de
15 temps un poulet, est-ce qu'on enlève les pépins des concombres, la seule à me plonger dans un
livre de cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu'il
bossera son droit constitutionnel. Au nom de quelle supériorité. Je revoyais mon père dans la
cuisine. Il se marre, « non mais tu m'imagines avec un tablier peut-être ! Le genre de ton père,
pas le mien ! » Je suis humiliée. Mes parents, l'aberration, le couple bouffon. Non je n'en ai pas
vu beaucoup d'hommes peler des patates. Mon modèle à moi n'est pas le bon, il me le fait
sentir. Le sien commence à monter à l'horizon, monsieur père laisse son épouse s'occuper de
tout dans la maison, lui si disert, cultivé, en train de balayer, ça serait cocasse, délirant, un poin
c'est tout. A toi d'apprendre ma vieille. Des moments d'angoisse et de découragement devant la
buffet jaune canari du meublé, des œufs, des pâtes, des endives, toute la bouffe est là, qu'il fa
manipuler, cuire. Fini la nourriture-décor de mon enfance, les boîtes de conserve en quinconc
les bocaux multicolores, la nourriture surprise des petits restaurants chinois bon marché du
temps d'avant. Maintenant c'est la nourriture corvée.
Annie Ernaux, La femme gelée (1981) voici les questions si vous pouvez m’aider svp