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En 1939, le narrateur, âgé de vingt-cinq ans, est incorporé dans l'Armée de l'Air. Sa mère a pris un taxi depuis Nice pour venir lui
dire adieu.
Je l'ai vue descendre du taxi, devant la cantine, la canne à la main, une gauloise¹ aux lèvres et, sous le regard goguenard
des troufions, elle m'ouvrit ses bras d'un geste théâtral, attendant que son fils s'y jetät, selon la meilleure tradition.
J'allai vers elle avec désinvolture4, roulant un peu les épaules, la casquette sur l'œil, les mains dans les poches de cette
veste de cuir qui avait tant fait pour le recrutement de jeunes gens dans l'aviation, irrité et embarrassé par cette irruption
inadmissible d'une mère dans l'univers viril où je profitais d'une réputation péniblement acquise de « dur », « de vrai >> et
de « tatoué »5.
Je l'embrassai avec toute la froideur amusée dont j'étais capable et tentai en vain de la manoeuvrer habilement derrière
le taxi, afin de la dérober aux regards, mais elle fit simplement un pas en arrière, pour mieux m'admirer et, le visage
radieux, les yeux émerveillés, une main sur le cœur, aspirant bruyamment l'air par le nez, ce qui était toujours, chez elle,
un signe d'intense satisfaction, elle s'exclama, d'une voix que tout le monde entendit, et avec un fort accent russe:
Guynemer ! Tu seras un second Guynemer ! Tu verras, ta mère a toujours raison !
Je sentis le sang me brûler la figure, j'entendis les rires derrière mon dos, et, déjà, avec un geste menaçant de la canne
vers la soldatesque hilares étalée devant le café, elle proclamait, sur le mode inspiré :
Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d'Annunzio, Ambassadeur de France-tous ces voyous ne savent
pas qui tu es!
Je crois que jamais un fils n'a haï sa mère autant que moi, à ce moment-là. Mais, alors que j'essayais de lui expliquer
dans un murmure rageur qu'elle me compromettait irrémédiablement aux yeux de l'Armée de l'Air, et que je faisais un
nouvel effort pour la pousser derrière le taxi, son visage prit une expression désemparée, ses lèvres se mirent à trembler,
et j'entendis une fois de plus la formule intolérable, devenue depuis longtemps classique dans nos rapports:
Alors, tu as honte de ta vieille mère ?
-
D'un seul coup, tous les oripeaux10 de fausse virilité, de vanité¹1, de dureté, dont je m'étais si laborieusement paré,
tombèrent à mes pieds. J'entourai ses épaules de mon bras [...].
La Promesse de l'aube, Romain Gary (1960)

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