Souvenirs :Dans Jean le Bleu, l'écrivain Jean Giono raconte des épisodes de son enfance, dans la petite ville de Manosque, dans le sud de la France, au début du XX° siècle. Mon père avait envie d'un petit jardin. Son désir flambait au milieu de nous comme un feu. On s'y brûlait et on s'y réchauffait. Dès qu'on avait fini de manger, à midi, le chant du vent, dans la rue, attirait mon père. Il s'en allait faire un tour dans les chemins au bord de la ville. Il devait regarder tous les enclos et même mesurer la terre en marchant de son grand pas, d'un angle du mur à 5 l'autre angle, et puis, chercher, à tant le mètre, combien ça pouvait faire d'argent. Il profitait de ces promenades pour rapporter la pâture du rossignol. Moi, de ce temps, je m'en allais dans notre grand escalier et je montais à la rencontre du soleil. Au-dessus de l'atelier de mon père était un vaste grenier sonore comme une cale de navire. Une large fenêtre, dominant toute la cour aux moutons, permettait de voir, au delà des toits, par là-bas loin, le scintillement de la rivière, le sommeil des 10 collines, et les nuages qui nageaient comme des poissons avec de l'ombre sous le ventre. On ne pouvait vivre dans le bas de notre maison qu'en rêvant. Il y avait trop de lèpre de terre sur les murs, trop de nuit qui sentait le mauvais champignon, trop de bruits dans l'épaisseur des pierres. La tranquillité, on ne l'avait qu'en partant de cette maison, et, pour partir, on pouvait se servir de ces bruits, de ces nuits, de ces visages étranges que l'humidité dessinait sur les murs. On pouvait se 5 servir de la large fenêtre. Je revois cette profondeur marine qui grondait au-delà de la ville. Toute la plaine fumait sous l'écume des routes. Des champs, frais hersés, s'envolaient des embruns tordus. Jean Giono, Jean Le Bleu Grasset, 1932