lle
e
de la
Le grand-père du narrateur a vécu la première attaque aux gaz
près d'Ypres¹.
guerre,
L'officier ordonna d'ouvrir le feu. Il présumait que derrière ce leurre se dissi-
mulait une attaque d'envergure. C'était sans doute la première fois qu'on cher-
chait à tuer le vent. La fusillade libéra les esprits sans freiner la progression de
l'immense nappe bouillonnante, méthodique, inexorable. Et, maintenant
5 qu'elle était proche à les toucher, levant devant leurs yeux effarés un bras déri-
soire pour s'en protéger, les hommes se demandaient quelle nouvelle cruauté
on avait encore inventée pour leur malheur. Les premiers filets de gaz se déver-
sèrent dans la tranchée.
Voilà. La Terre n'était plus cette uniforme et magnifique boule bleue que
10 l'on admire du fond de l'univers. Au-dessus d'Ypres s'étalait une horrible tache
verdâtre. [...] Maintenant le brouillard chloré rampe dans le lacis² des boyaux,
s'infiltre dans les abris (de simples planches à cheval sur la tranchée), se niche
dans les trous de fortune, s'insinue entre les cloisons rudimentaires des case-
mates', plonge au fond des chambres souterraines jusque-là préservées des
15 obus, souille le ravitaillement et les réserves d'eau, occupe sans répit l'espace, si
bien que la recherche frénétique d'une bouffée d'air pur est désespérément
vaine, confine à la folie dans des souffrances atroces. Le premier réflexe est
d'enfouir le nez dans la vareuse, mais la provision d'oxygène y est si réduite
qu'elle s'épuise en trois inspirations. Il faut ressortir la tête et, après de longues
20 secondes d'apnée, inhaler l'horrible mixture. Nous n'avons jamais vraiment
écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à remonter
les chemins de l'horreur : l'intolérable brûlure aux yeux, au nez, à la gorge, de
suffocantes douleurs dans la poitrine, une toux violente qui déchire la plèvre' et
les bronches, amène une bave de sang aux lèvres, le corps plié en deux secoué
25 d'âcres vomissements, écroulés recroquevillés que la mort ramassera bientôt,
piétinés par les plus vaillants qui tentent, mains au rebord de la tranchée, de
s'extraire de ce grouillement de vers humains, mais les pieds s'emmêlent dans
les fils téléphoniques agrafés le long de la paroi, et l'éboulement qui s'ensuit
provoque la réapparition par morceaux des cadavres de l'automne sommaire-
30 ment enterrés dans le parapet, et à peine en surface c'est la pénible course à
travers la brume verte et l'infect marigot, une jambe soudain aspirée dans une
chape de glaise molle, et l'effort pour l'en retirer sollicite violemment les
poumons, les chutes dans les flaques nauséabondes, pieds et mains gainés d'une
boue glaciaire, le corps toujours secoué de râles brûlants, et, quand enfin la
35 nappe est dépassée, - ô fraîche transparence de l'air -, les vieilles recettes de la
guerre par un bombardement intensif fauchent les rescapés.
Jean Rouaud (né en 1952), Les Champs d'honneur, III, © Éditions de Minuit, 1990.
1) comment le gaz est-il désigné dans les lignes 10 à 15?
2) de quels verbes « le brouillard chloré » est il le sujet ?
Quelle figure de style est utilisé ?
3) quelles sont les différentes étapes de la mort par les gaz ?
Citer le texte avec précision.