TEXTE 1 Objectivité et subjectivité du journaliste << Journalisme : je ne dirai pas je >>> août. ne Je m'appelle Clément Ghys, j'ai 30 ans. Je suis journaliste à Libération (carte de presse 114045). J'écris un article au septième étage d'un immeuble du mr arrondissement de Paris. J'ai chaud, il faut dire que nous sommes ous intéresse pas ? C'est normal, cela n'a aucun intérêt. Mais il y a quelque chose qui cloche dans ce début d'article. Pourtant, il applique la règle numéro 1 du journalisme: sont présents les 5W (qui ? quoi? où ? quand ? pourquoi ?) auxquels le rédacteur doit répondre dans son texte. Ce qui incommode ici, ce n'est pas le fond, aussi inintéressant soit-il, c'est la forme : ce « je » qui saillit là où il n'a pas lieu d'être. L'ennemi de l'objectivité La presse fait ce qu'elle veut, traite des sujets qu'elle juge nécessaires, avec le ton adapté à chaque situation. Mais elle a un interdit : la première personne du singulier. [...] Le «je» est vu comme synonyme de subjectivité. Soit l'ennemi de l'objectivité, totem de la profession. [...] Le journalisme est pragmatique et ne sait que faire de la révolution rimbaldienne, du « je » qui serait « un autre ». Il supporte mal le singulier, préfère le pluriel. 10 D'où les « nous», ou la variante impersonnelle « on >>, qui fleurissent dans les journaux. [...] Mais c'est une chose que de ne pas parler de soi, et une autre que de parler tout court. Ecrire à la première personne du singulier ne veut pas forcément dire raconter 15 sa vie. Albert Londres lui-même, saint patron de la pro- fession, écrivait « je » quand il enquêtait dans un asile de fous ou un bagne. Ce « je » n'était pas vraiment collectif, mais il embrassait tout le monde, projetait le lecteur dans la scène. La donne a changé depuis Londres Kessel. 20 Un journaliste lambda n'écrit pas à la première personne mais, pourtant, il arrive que le pronom personnel appa- raisse tel quel. Il s'agit alors d'une « plume », d'un indi- vidu respecté [...] à qui on autorise de quitter les strictes plates-bandes de son activité de reporter. Le « je » est aus- 25 si présent dans les chroniques, tribunes ou pages « idées >> des journaux. Là, il s'agit de prendre position. On ne sera pas d'accord avec Libé, Le Monde ou Le Figaro, mais avec Découvrir 1. Pensez-vous qu'un journaliste puisse être totalement objectif et neutre? 2. Pour vous, un bon article doit-il être objectif ou prendre position comme le célèbre « J'accuse » de Zola ? 3. Pensez-vous qu'il soit possible de traiter tous les aspects d'une question? « ce qu'a écrit XX dans tel journal». Ainsi du «J'accuse...!» d'Emile Zola, paru dans L'Aurore le 13 janvier 1898 est 30 resté parmi les articles de presse les plus célèbres. Il y eut les premiers temps du journalisme moderne où «je» était présent, banal. Avec la professionnalisation quasi administrative des rédactions, il s'est tari. La création de l'AFP sous sa forme actuelle, en 1944, pourrait sonner 35 comme un symptôme de son glas. Avec ses règles strictes, son traitement neutre, l'agence le bannit. Mal vu, le « je >> ne réapparaîtra ensuite que par son biais originel, soit la litté- rarure, et se diffusera dans la presse. En 1969, dans Vogue, Marguerite Duras écrit au sujet de l'actrice Delphine 40 Seyrig: « Elle a accepté [l'entretien, ndlr]. D'abord, nous sommes amies. Ensuite, je ne suis pas journaliste. [...] Le réel a changé, il faut s'en imprégner, faire corps avec, et donc assumer la première personne. Dans un lointain cousinage avec Duras, le Nouveau Journalisme apparaît 45 à partir des années 1960 aux Etats-Unis. En 1973, Tom Wolfe écrit qu'il est possible de faire du journalisme... qui se lirait comme un roman »>. Ils sont nombreux, flam- boyants, à se jeter dans la brèche: beaucoup d'hommes, Truman Capote, Hunter S. Thompson, Norman Mailer, 50 et quelques femmes, dont Joan Didion. Les textes produits n'ont rien à voir entre eux, mais partagent leur emprunt au storytelling littéraire, et jouent le jeu du « je ». Clément GHYs, Libération.fr, 26 août 2015. Approfondir Objectivité 1. Pourquoi parler à la 1 personne du singulier peut-il poser problème à certains journalistes ? Justifiez. 2. Expliquez l'expression de Tom Wolfe: « Il est possible de faire du journalisme... qui se lirait comme un roman »