Une chambre à soi est un essai de Virginia Woolf, paru en 1929. Considéré comme de la littérature féministe, ce texte traite de la place des écrivaines dans l’histoire de la littérature, notamment britannique. Dans l’extrait suivant, l’auteure se rend dans une bibliothèque pour faire des recherches sur une question qui la tenaille concernant des professeurs ayant écrit des œuvres qualifiant la femme d’inférieure à l’homme. UNE CHAMBRE À SOI (A ROOM OF ONE’S OWN) « Comment expliquer la colère des professeurs ? Pourquoi étaient-ils furieux ? Car lorsqu’il s’agissait d’analyser l’impres- sion laissée par ces livres, on retenait une certaine animation. Cette passion prenait de nombreuses formes ; elle se mani- festait à travers la satire, l’émotion, la curiosité, la réprobation. Mais il y avait quelque chose d’autre, souvent présent et jamais identifié au premier coup d’œil. Je l’ai appelée colère. Mais c’était une colère qui, bien enfouie, avait fusionné avec toutes sortes d’autres émotions. À en juger par ses étranges répercussions, il s’agissait d’une colère déguisée et complexe, et non d’une colère simple et assumée. Quelle qu’en soit la raison, ces ouvrages ne me seront d’aucune aide, pensais-je en examinant les livres empilés sur le bureau. Plus exactement, ils n’avaient aucune valeur scientifique, bien qu’humainement parlant, ils regorgeaient d’en- seignements, d’intérêt, d’ennui et de faits fort curieux sur les traditions des Fidjiens. Ils avaient été écrits à la lueur rouge de l’émotion et non à la lumière blanche de la vérité. Il faut donc les remettre au guichet central afin que chacun retrouve sa propre cellule au sein de l’énorme ruche. Tout ce que j’avais tiré de cette matinée de travail se résumait à un seul fait : la colère. Les professeurs – que j’ai tous mis dans le même sac – étaient furieux. Mais pourquoi, me suis-je demandé une fois les livres rendus, pourquoi, ai-je répété, debout sous la colonnade, parmi les pigeons et les canots préhistoriques, pourquoi sont-ils en colère ? Et, avec cette question en tête, je suis parti en quête d’un endroit pour déjeuner. Quelle est la vraie nature de ce que j’appelle, pour l’instant, leur colère ? me suis-je demandé. C’était bien là une énigme qui m’oc- cuperait tout le temps nécessaire à se faire servir un plat dans un petit restaurant aux alentours du British Museum. Un autre client avait laissé l’édition de midi du journal du soir sur une chaise, et, en attendant d’être servi, j’ai commencé à en lire distraitement les gros titres. Un bandeau de très grosses lettres parcourait la page : quelqu’un avait battu un nouveau record en Afrique du Sud. Des titres de plus petites tailles rapportaient l’arrivée de Sir Austen Chamberlain à Genève, la découverte de cheveux humains sur un hachoir à viande dans une cave, et les commentaires du juge ****, du tribunal des divorces, à propos de l’impudeur des femmes. D’autres nouvelles étaient parsemées dans le journal : en Californie, une actrice de cinéma avait été descendue d’un pic et suspendue dans le vide ; on présageait un temps brumeux. Même le plus lointain des voyageurs, pensais-je, de passage sur notre monde, ne pourrait ne pas avoir conscience, en tombant sur les bouts de témoignage de ce journal, que l’Angleterre est dominée par un patriarcat. » WOOLF, Virginia, Une chambre à soi (1929), QUESTION 1. Comment la colère des professeurs est-elle caractérisée ? Justifiez votre réponse à l’aide du texte. 2. Expliquez l’expression suivante : « Ils avaient été écrits à la lueur rouge de l’émotion et non à la lumière blanche de la vérité. » 3. À quelle conclusion parvient Virginia Woolf après sa journée de travail ? Quel(s) sentiment(s) semble-t-elle éprouver à ce sujet ? Exercice 2 :
1. Virginia Woolf mentionne que les ouvrages de ces professeurs ne lui servaient à rien, car « ils n’avaient aucune
valeur scientifique ». Comment ce manque d’objectivité peut-il être identifié dans un écrit ?
2. L’extrait se clôt sur la domination du patriarcat en Angleterre. Selon vous, sur l’identification à quels groupes
sociaux repose ce système d’organisation sociale ?